Vous êtes venue de loin ?

Après plusieurs jours frisquets, le soleil se dévoila enfin, ce jeudi 8 juin 2006. Marie Ève attendait devant la salle 25 du bâtiment CAP AFNOR, à la Plaine Saint Denis, toujours en avance, comme à son habitude. Elle était ravie de participer à cette formation « Outils de médiation et de facilitation ». Il y a quelques mois encore, elle aurait fuit à grandes enjambées ces formations où il fallait « s’exposer », « se montrer » : tout ce dont elle avait horreur. Marie Ève a toujours déployé des trésors d’ingéniosités pour cacher, se cacher LA CHOSE. LA CHOSE ? Elle n’osait pas en parler, ni même prononcer son nom, de peur de la voir surgir. Cette CHOSE, qui la prend au détour d’une conversation, quand elle ne s’y attend pas. À quand remonte LA CHOSE ? Marie Ève ne s’en souvient pas. Elle devait avoir 5-6 ans quand sa tante Madeleine, lui avait gentiment conseillé de parler lentement, de prendre son temps. Tante Madeleine ne savait pas que Marie Ève pensait toujours les mots tout lentement dans sa tête avant qu‘ils ne se bousculent, contre son gré, dans sa bouche. Quelquefois les mots organisaient une grande tempête. Plus moyen de les contrôler. Dans son enfance, elle avait usé de mille et un trucs pour que les mots sortent en ordre, un après l’autre, sans se toucher, sans trébucher. Se concentrer, préparer sa phrase, se répéter les mots dans la tête, s‘entraîner. Elle avait beau vouloir gouverner ses mots dans la bouche, ils ne lui obéissaient pas. Personne ne connaissait le combat que menait Marie Ève contre sa parole désobéissante ; elle l'a toujours gardé pour elle. Marie Ève n’était pas du genre à rendre les armes ; elle s’était même dit : je vais ruser, je ne vais plus penser à LA CHOSE, je vais essayer de l’oublier jusqu’à ce qu’elle me quitte, lassée. Cette tactique se révéla infructueuse elle aussi. Marie Ève grandissait, LA CHOSE l'accompagnait : quelquefois endormie, quelquefois se réveillant à des moments délicats, juste pour l'embêter, pour gâcher son plaisir de parler, de se raconter. Elle se souvint de toutes ces nuits où elle récitait des chapelets en demandant au bon Dieu de bien vouloir la débarrasser de LA CHOSE, qui l’empêchait d’être une petite fille comme les autres. Elle se remémora aussi cette visite médicale scolaire. Elle devait avoir 9-10 ans et comme à son habitude elle faisait le maximum pour ne pas que LA CHOSE sorte : des petites phrases pour limiter le risque de venue, beaucoup de hochements de tête, ne pas trop dire, ne pas poser de question. Elle risquerait de réveiller LA CHOSE et LA CHOSE allait lui saboter son plaisir de dire. Elle avait fait de gros efforts durant la visite, elle était contente d’elle, LA CHOSE n’était pas venue. Soudain, elle entendit l’infirmière dire au médecin, tel un postulat « elle bégaie toujours ! ». Elle vit l’infirmière noter LA CHOSE dans le registre médical.

Aujourd'hui Marie Ève a 35 ans : grande, cheveux clairs mi longs relevés en arrière en queue de cheval. Sa vie ? : un job, un appartement, quelques amies. Il lui manquait l’essentiel : une vie de femme. Elle n’avait jamais su se laisser aller à aimer, à se laisser aimer, à se faire transporter par le désir. Aujourd’hui elle fait le parallèle avec LA CHOSE. Et si les deux étaient étroitement liés ? LA CHOSE était le signe d’une émotion retenue et pour l’amour, là aussi elle se retenait !. Marie Ève se posait souvent les mêmes questions ? Est-elle capable d’aimer ? Est-elle aimable ? Est-elle désirable ? Dans ses rêves, elle se voyait tour à tour romantique, femme fatale, geisha, sensuelle, mère. Tous ces rôles cohabitaient en elle, sans jamais avoir pu jouer sur la scène de la vraie vie. LA CHOSE est coupable d'empêchement de vivre sur la personne de Marie Ève, plaisantait-elle quelquefois. Marie Ève enviait toutes les personnes bien parlantes. Elle leur en voulait, celles qui savaient manier le langage, celles chez qui les idées étaient sublimées par une belle élocution. La parole exaltée. Celles pour qui tout était plus facile. Celles qui faisaient ce qu’elle aussi aurait pu faire, sans LA CHOSE.
Marie Ève continua dans ses pensées. LA CHOSE l'a de tout temps fait sentir plus bête et inférieure à ses copines de classe. C’est pour cette raison aussi qu’elle lui en voulait. Pourquoi LA CHOSE rendrait – elle plus bête ? Marie Ève n’avait pas de réponse tangible à cette question. Tout au plus percevait-elle dans le regard des autres de la pitié, de l’agacement ou pire une indifférence totale pour les dires de Marie Ève. En plus de se sentir plus bête que ses camarades de classe, elle avait également l’impression d’être sans intérêt, qu’elle était la copine par défaut. Pourtant il y a bien eu l'amitié avec Josiane au collège ; relation forte et authentique. Mais même à Josiane, Marie Ève n’a jamais pu parler de « LA CHOSE ».

Ce 8 juin, elle se sentait joyeuse, légère, prête à attaquer une formation en communication. Comment expliquer ce revirement ? Elle allait raconter aux membres du forum « Parole de bègues » qu’elle était contente de faire une formation en communication, d’être filmée peut-être. Ils seraient ravis pour elle, elle en était sûre. Son premier post fut une renaissance. Et puis il y eu la réunion de self-help organisée par l’APB. Jamais de sa vie elle ne s’était sentie aussi libre de se dire. Elle a même autorisé LA CHOSE à se présenter, à se montrer. Manipulatrice, LA CHOSE est restée enfuie.
Pendant qu’elle passait en revue les évènements marquants de sa vie, elle vit se diriger vers elle une silhouette masculine. Tiens, pas mal ! « Pourrais-je lui plaire » ? Et son esprit se mit à vagabonder. Elle s’imagina en train de faire sa connaissance, l’écouter et parler d’elle. Elle rêva même que ce bel inconnu lui faisait la cour, qu’elle se laissait séduire et qu’elle y prenait goût. Elle se demanda si les pensées érotiques de cet homme ressemblaient aux siennes. Petit à petit, d’autres personnes arrivèrent. La formation débuta.

Les stagiaires étaient assis en rond. La parité absolue : 4 femmes, 4 hommes dont Michel B. le formateur. Michel B, l’homme qui l’a faisait fantasmer depuis tout à l’heure ! Sa voix était chaude, ronde, agréable, envoûtante, bref, Marie Ève était tombée sous le charme. De la voix et de l’homme surtout. Troublée, elle s’imaginait en train de le séduire. LA CHOSE pendant les rêveries était oubliée, reléguée à l’arrière plan, jetée aux oubliettes, découpée en morceaux, enterrée. Marie Ève rêvait d’être désirée, en tête à tête avec Michel. Tout serait simple, évident, naturel. Ils se rapprocheraient, dans un élan commun, ils ne réfléchiraient plus, ils se laisseraient guidés par leurs sensations, leur instinct.

Vous êtes venue de loin Marie Ève ? Cette question la sortit de ses songes. « De l’hôtel Ibis, juste à côté » fut la réponse de Marie Ève. Elle rajouta qu’elle était arrivée la veille de Bordeaux, en TGV. « Le TGV a du faire grimper les prix de l’immobilier » enchaîna Michel. « Tout à fait, maintenant les gens s’endettent sur 30 ans pour accéder à la propriété. Il parait même que dans certains pays, les accédants à la propriété s’endettent pour 100 ans » continua Marie Ève. Oui c’est vrai, en Espagne et en Grande Bretagne précisa Béatrice, charmante ingénieur des méthodes. Marie Ève s’étonna d’avoir « réussi » et aimé parler de tout et de rien à des presque inconnus. C’était nouveau pour elle. Depuis peu, elle s’était rendue compte qu’en s’autorisant à bégayer, elle bégayait moins. Il a fallu attendre 35 ans pour s’en apercevoir ! Elle venait de prendre conscience, que ce qui l’a faisait souffrir depuis tant d’années, ce n’était pas LA CHOSE en elle même, mais l’idée qu’elle s’était faite de son image de fille à la parole trébuchante. Le nom de LA CHOSE n’a jamais été prononcé en famille. La seule remarque émanant de ses parents dont elle se souvienne était : « prends ton médicament, tu entends comme tu es nerveuse ! » Elle se précipitait alors sur ses gouttes. Vingt gouttes diluées dans un verre d’eau. Les gouttes atténuaient grandement LA CHOSE. Elle se souvint également d’un évènement beaucoup plus récent, remontant à 3 ans. Sa mère, victime d’une maladie dégénérative, ne reconnaissait plus ses proches. Marie Ève avait osé entamer le sujet avec la question : « est ce que ta fille bégaie ? » Sa mère pour toute réponse affichait un regard surpris, hagard. C’était la seule fois de sa vie où elle avait abordé LA CHOSE avec sa mère, où elle voulait lui dire combien LA CHOSE lui avait gâché ses espoirs, altéré ses ambitions. En vain.

A partir d'aujourd'hui, le bégaiement ne devait plus régir sa vie. Elle avait envie de vivre toutes ses envies et assouvir son désir sexuel et celui d’un partenaire. D’ailleurs, elle commençait à être à l’aise dans ce groupe, prendre la parole, être spontanée… et s’autoriser à bégayer.
La journée s'appelait Michel, Michel, Michel. Michel précisa qu’il avait eu recours par le passé à une coach, durant des moments difficiles. L'imagination de Marie Ève s'emballa. Elle le voyait fragile, sensible et cette éventualité augmentait encore son capital charme. Décidément, cet homme lui plaisait. Pas de doute. Elle ne le quittait pas des yeux et gobait chacune de ses paroles.
17 heures sonnèrent. C’était l’heure du bilan de la première journée de formation. Durant le chemin du retour à l’hôtel, rue Jules Saulnier, l’esprit de Marie Ève continua de gamberger. Elle s’imagina qu’il la rejoindrait à l’hôtel pour des moments inoubliables. Il lui prendrait la main et ils s’allongeraient tous les deux : laisser les choses se faire, laisser parler les corps, les écouter, écouter son désir, le suivre dans ses excès, se satisfaire. Toutes ces choses qu’elle s’était interdite jusqu’à présent et qui lui faisaient quelquefois dire : « j’ai raté ma vie de femme ». Elle se rappela soudain avec effroi qu'elle avait précisé ce matin « hôtel Ibis ». Il existait deux Ibis à Saint Denis, Ibis Sud visible depuis l’immeuble où se déroulait la formation et IBIS Ouest (le sien), un peu plus éloigné. Elle s'en voulait de l'avoir probablement envoyé sur une fausse piste. « Et puis flûte, je me fais du cinéma ». « Il faut que j'arrête de prendre mes rêves pour des réalités » se dit-elle dans un soubresaut de lucidité.
Dans sa chambre n° 317, Marie Ève pensa à Michel puis encore à Michel et re(encore) à Michel. Tiens, elle pourrait commencer par un massage : des mouvements longs et attentionnés du dos, du visage, des bras, des jambes et qui se transformeraient en caresses, si les circonstances s’y prêtent. Oui elle avait besoin d’une expérience profonde, enrichissante et durable. C’était vital, presque autant que respirer. « Dommage que ma relation avec Michel B ne vive que dans ma tête » se répéta t-elle. Un petit creux à l’estomac lui rappela qu’un autre besoin vital pouvait, lui, être facilement assouvi. Elle décida de rejoindre le restaurant "Côté sud". Elle enfila une jolie robe et pris l’ascenseur pour rejoindre le rez-de-chaussée, tout en rêvant à Michel. Marie Ève était bien décidée à se régaler avec une spécialité italienne ou espagnole. A la sortie de l'ascenseur, assis dans un fauteuil du hall d’entrée, Michel lui souriait.