J’ai juste le projet d’être heureuse

• Vous avez choisi Mademoiselle ? fit le serveur

• Je prendrais un carpaccio de bœuf à la tapenade et au parmesan, avec de la salade de roquette. Et en apéritif un Kir Royal, répondit Marie-Ève

• Et pour Monsieur ?

• Le même apéritif ainsi qu’une assiette andalouse : riz à l’espagnole, beignets de calamars et de brocolis

Marie-Ève se sentit envahir par une vague de fierté : elle n’avait pas bégayé en dictant sa commande. Ce soir, il fallait absolument faire bonne impression, ce qui sous-tendait s’exprimer avec une parole OBLIGATOIREMENT fluente. Elle partageait une table avec Michel dans le restaurant Sud et Cie ; le hasard a fait qu’ils logeaient tous les deux dans le même hôtel. En la voyant sortir de l'ascenseur, Michel s’était levé de son siège, pour la saluer et lui proposer de dîner avec lui.

La jeune femme était perdue par l’ambivalence et la contradiction de ses pensées. Elle se serait bien vue en héroïne solitaire emprisonnée dans une tour d’ivoire, délivrée par un vaillant chevalier. Ensemble ils galoperaient à l’assaut de la vraie vie. En même temps, elle paraissait tourmentée : est ce que cette soirée sera le prélude à une relation amoureuse ? Sera t-elle à la hauteur ? A quelle hauteur d’ailleurs ? Pourquoi l’idée même de partager des sentiments et des émotions provoquait-elle une telle crainte ? En réalité, elle ne s’expliquait pas ses comportements. Pourquoi s’était-elle interdite jusqu’à présent de céder à ses désirs et émotions amoureuses ? Il y eut Alain, charmant collègue attentionné « bien sous tout rapport », et Charles, beau jeune homme au comportement de gentleman. Elle les avait rabroué tous les 2, sans ménagement, dès lors qu’ils s’étaient mis à déclarer leurs sentiments. Pourquoi ? De peur sans doute de risquer de s’abandonner à l’amour « en vrai » !

• Comment allez-vous à l’issue de cette première journée de formation ? demanda Michel

Marie-Ève hésita... Cette question bien que basique exigeait selon elle une réponse réfléchie. Son réflexe était de définir si son état actuel répondait à « être bien ». C’est-à-dire : ne pas être tourmenté par les remords du passé, ne pas être divisé par un conflit « du présent », ne pas craindre l’avenir. Par contre, une réponse juste et précise utilise des mots, beaucoup de mots. Le risque de bégayer se trouve décuplé. Marie-Ève fit un rapide inventaire des conditions propices aux bégayages : enjeu, situation inhabituelle, émotions exacerbées. Au secours, tous les clignotants s’allumaient ! Et pourtant il fallait assurer coûte que coûte. Cacher au maximum sa tare. Elle réussit à dire, en se forçant à être naturelle :

• Je vais bien merci, et vous ?

• Je dîne avec une très belle jeune femme, je ne peux qu’aller bien ! Aimez-vous la cuisine du Sud ? enchaîna Michel en souriant

Que Michel la considère comme une « très » belle jeune femme la mit mal à l’aise. Michel épiait discrètement sa réaction. En tout cas, elle rougit légèrement et ne put s’empêcher de décrypter ces propos. Que cachait cette expression ?

Hypothèse n° 1 : il cherche à la séduire : il la trouve moche mais c‘est la seule femme célibataire de l‘hôtel. Elle n’était pas du genre à tomber dans le piège tendu par un beau parleur !

Hypothèse n° 2 : il la trouve jolie et cherche à la séduire. Au secours !

Hypothèse n° 3 : variante de la n° 1. Il ne cherche rien. Cette phrase est une formule passe-partout, tirée du manuel du parfait séducteur. Quel goujat !

Marie-Ève choisit de ne pas relever ce compliment et d’embrayer sur la cuisine du Sud. Le trouble l’envahit à nouveau. Quel Sud ? Le Sud de la France, le Sud de l’Europe, l’hémisphère Sud ? Pendant qu’elle essaya de formuler dans sa tête une réponse intelligible à défaut d’intelligente, sa priorité numéro 1 lui revint à l’esprit : bégayage interdit. Ce matin, Marie-Ève et le bégaiement avaient signé un pacte : autorisation de bégayer. En tête à tête avec Michel, les termes de ce contrat devinrent subitement caduques. Que pensait-il d’elle ? A t’il déjà remarqué quelle bégayait ? Pourquoi était-il avec elle ? Quelles étaient ses intentions ? Lui plaisait-elle ? Était-il marié ? Toutes ces questions tournoyaient dans sa tête.

• De la ccccuisine du Sud, je ne connais que les classiques : cou…cous, tapas, paella. Et vous ?

Zut, zut et zut. 2 bégayages en moins de 10 secondes. Le son « k » incarne le grand classique de l’accrochage. Elle aurait dû s’en rappeler. Pourquoi n’a-t-elle pas dit simplement : j’aime la pizza ! Risque de bégayages nul !

• J’ai des origines algériennes, du côté de ma grande mère paternelle. Tajine et variétés de couscous ont donc peu de secrets pour moi ! continua Michel.

Pendant qu’il dissertait sur ses origines et ses goûts culinaires, le bégaiement de Marie-Ève eu un peu de répit. Heureusement que Michel parlait pour deux ! Elle l’écouta d’une oreille. Une partie de son esprit était réquisitionné pour réfléchir à la suite : questions pertinentes à poser, préparation de réponses aux questions potentielles de Michel. Devait-elle lui AVOUER son problème. Elle pouvait le faire sur le mode « mine de rien » d’un air détaché, comme un constat. Dire : je bégaie, comme elle dirait : j’ai la peau claire ! Ou devait-elle opter pour le mélodrame : Sniff, sniff, je bégaie, qu’est-ce que j’en souffre ! Elle se rappela un article du magazine ELLE : ne pas noyer un homme sous des jérémiades : fuite de l’élu garantie. Mauvais plan donc. Autre possibilité : ne pas évoquer le problème du tout. Elle opta pour cette dernière, la moins gourmande en paroles.

• Vous avez un travail prenant et peu de temps pour la cuisine ? continua Michel

Le cerveau de Marie-Ève fouilla dans ses tiroirs, à la recherche d’une réponse adéquate. Elle devait gérer tout à la fois : la fluence, le débit de la parole, la respiration profonde, le contenu de ses propos, le regard, l’attitude générale. Et cela, sans filet. Seule au milieu de l‘arène. Devant la difficulté de la tâche, ses idées s’embrouillèrent, sa pensée s’enraya. Elle lui en voulait, à son bégaiement : Il y a quelques heures, elle s’était sentie libérée du spectre du bégayage. Présentement, le bégaiement risquait de lui sauter à pied joint dans le plat et lui saboter sa soirée.

• Je suis aux 35 heures, répondit-elle

Comment ai-je pu émettre une réponse aussi nulle ? s’auto-analysa Marie-Ève ! Par souci de la maîtrise du risque de bégayer, elle ne voulut pas évoquer sa vie professionnelle, la diversité de ses missions, les incertitudes quant à la pérennité de son entreprise dans un secteur ouvert depuis peu à la concurrence. Pourquoi est-ce si difficile de parler ? Elle n’a jamais pu partager avec autrui sa désagréable opinion sur la trajectoire de sa vie. Que ses choix professionnels ont été guidés par le bégaiement, qu’elle s’était toujours prise pour une petite fille et adolescente de second choix, de qualité inférieure à son frère et à ses copines et que cette image négative l’a desservie dans tous ses projets de vie. Une fois de plus le bégaiement risquait de diriger sa vie, en la faisant paraître autre qu’elle se sait être. Elle s’amusait souvent à imaginer la vie sans bégaiement : plaisanter à bon escient, répliquer judicieusement, relancer le débat, jouer gagnant-gagnant avec les mots. Le bégaiement avait une dette envers elle. Quel en était le montant exact ? : Isolement, souffrance, image dégradée d’elle-même. Quand pourrais-je lui clôturer son compte ? Se dit-elle.

• Vous avez des projets ? Enchaîna Marie-Ève

• Oui, j’envisage d’ici la fin de l’année d’ouvrir un cabinet de conseils en communication. De part mon métier de formateur, j’ai détecté qu’il existait un réel besoin dans ce domaine. Je m’adresserai en particulier aux cadres et dirigeants soumis à un problème ponctuel de management.

• Un genre de coaching ? Continua la jeune femme

• Oui, tout à fait. Et vous, quels sont vos projets ?

Vlan ! Cerveau bloqué, incapable de penser. Mental brouillé. Et pourtant, elle en avait des projets : aimer, être aimée, avoir des enfants. Ce sont des projets accessibles à la majorité des humains. Pourquoi verbaliser des projets simples était-il si difficile ? À bien y réfléchir, le projet numéro 1 de Marie-Ève, celui qui supplantait tous les autres, était : se débarrasser du bégaiement. Oui, c’était cela son projet. Devait-elle en parler à Michel, au risque de l’ennuyer, au risque de le décevoir, au risque qu’il se moque ? Soudain, une réplique lumineuse jaillie, puisée elle ne sait où :

• J’ai juste le projet d’être heureuse ! Dit-elle

• Quel projet ambitieux ! Moi aussi. D’autant que je sors d’une relation qui m’a anéantie.

Marie-Ève était intérieurement ravie par cette réponse. Primo, il se pourrait qu’il soit « un cœur à prendre ». Deusio, il a toutes les probabilités d’être un homme sensible. Peu d’hommes évoquent la fin d’une histoire de couple en terme d’anéantissement. Deux nouveaux points positifs à son actif !

• Mon autre projet est de ne plus bégayer ! Ajouta sans réfléchir Marie-Ève, émue d’avoir « lâché » son fardeau.

• Votre bégaiement est léger !

• Léger, vous trouvez ?

La soirée continua. Un observateur extérieur aurait qualifié la jeune femme de plus souple, plus à l’aise, après s’être autorisée à évoquer son handicap. Pour Marie-Ève son corps et son esprit se détendirent dès la minute où il lui semblait que pour Michel, le bégaiement n’était qu’un point de détail dans l’infiniment grand de l’être humain.

Ils se découvrirent de nombreux points en commun : la lecture de la revue « Terres sauvages » la natation, la course à pied en passant par la même marque de chaussures de running, des Asics. Michel précisa avoir couru le marathon de Berlin en octobre 2005 et celui de Paris en 2006. Ils aimaient également tous les deux la randonnée en moyenne montagne. À cet instant, pour la première fois de la soirée, Marie-Ève s’autorisa à laisser gamberger son esprit. Elle s’imagina une nuit d’été de pleine lune, dans le parc naturel des Écrins, seule avec Michel.

Après le Tiramisu, un café, un thé et un deuxième café, le serveur commença à monter les chaises sur les tables dessertes autour d’eux. Déjà 23 heures, lança Marie-Ève, surprise. Ils se levèrent. Michel la remercia devant l’ascenseur pour l’agréable soirée, la salua et lui souhaita une bonne nuit.

Pendant que l’ascenseur l’amena au troisième étage, Marie-Ève essaya d’analyser cette rencontre. Elle était soulagée, Michel n’a pas cherché à la séduire, du moins le croyait-elle. Comment aurait-elle réagi s’il lui avait fait des avances ? En même temps, elle cherchait inlassablement des indices qui eurent pu laisser présager qu’il la trouvait intéressante. Il faut dire qu’elle n’était pas experte en science de la gente masculine. Lorsqu’elle introduisit sa carte magnétique dans la serrure de la chambre 317, son téléphone portable au fond de son sac bipa. Elle prit l’appareil en main et lu le SMS.